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2 Juin 2025
Extraits de "Campagnes de la Révolution française dans les Pyrénées-Orientales, 1793-1794-1795"
par J.-N. Fervel. -1888- (Source bnf.gallica)
«— De son rocher de las Daines, Dugommier, qui plongeait déjà par la pensée de l’autre côté des monts, écrivait, le 23 floréal (12 mai), au Comité de salut public :
« L’armée des Pyrénées orientales va pénétrer en Espagne. Quel est le but que se propose le gouvernement? je l’ignore. Quoi qu’il en soit, je crois devoir lui communiquer mes réflexions sur la Catalogne. L’armée y entrera-t-elle comme un torrent qui dévaste tout et ne laisse sur son passage que l’aridité, la désolation et un long témoignage de tout ce qu’il a détruit ? Il aura beau entraîner dans son lit les richesses de la contrée, il ne l’emportera pas sur ces fleuves bienfaisants qui fertilisent et font désirer leur voisinage. La Catalogne est une superbe et riche province par ses moissons de toute espèce et ses manufactures. Elle est recommandable par ses mines et ses ports sur la Méditerranée.
Mais ce qui doit surtout décider à ménager les Catalans, c’est la certitude d’établir entre la France et l’Espagne un nouveau boulevard plus solide que les Pyrénées.
Tel est l’avantage que présentent les Catalans réunis à notre république. Le Catalan est brave, actif, laborieux, ennemi de l’Espagne; il a toujours aimé la Liberté, et lorsqu’il lui verra adjoindre l’Egalité, cette reine des nations, il se réunira bientôt à ceux qui combattent pour ses principes. Le drapeau de la Fraternité marchera à la tête de notre avant-garde ; le mot d’ordre sera protection, et les Catalans, bientôt francisés, j’ose le prédire, nous faciliteront nos projets ultérieurs sur l’Espagne. Nous respecterons les propriétés des particuliers, le clergé séculier et les paroisses. Ce clergé est en opposition avec les moines. Ces derniers, ainsi que les couvents, tomberont sous la faulx de la raison, et les ecclésiastiques se croiront relevés de l’abaissement dans lequel les tient une sotte préférence. Nous saisirons donc tout ce qui peut appartenir au gouvernement. Ces dépouilles, celles des moines, qu’il ne sera pas difficile de justifier aux yeux du peuple, suffiront et au delà aux dépenses de l’armée. En conservant les propriétés des hommes de bonne volonté, en même temps que nous élèverons ceux qui n’ont rien, selon notre système, on peut prévoir comme un événement certain que la province se lèvera bientôt pour venir à nous. On achèvera de fraterniser par un commerce franc et loyal, et ce sera de ces limites que l’armée française partira ensuite comme de ses foyers. »
Lettre du Général Dugommier écrite le 12 mai 1794
Cette pensée, de réunir la Catalogne à la France, qui se présentait, colorée des illusions du temps, à l’esprit du général républicain, était venue aux grands hommes de toutes les époques : à Charlemagne qui l’avait réalisée, à Richelieu qui s’en préoccupait à son lit de mort, et à Louis XIV, qui ne voulait plus de Pyrénées. La valeur de ces projets qui devaient encore se reproduire, le sort qui leur était réservé, l’histoire nous l’apprendra tout à l’heure. Mais faisons d’abord connaître cette province, objet d’une si persistante convoitise, et si continuellement tourmentée par la fluctuation de la politique et les orages de la guerre, cette terre à part, que les efforts de plusieurs siècles sont à peine parvenus à fondre dans le corps de la monarchie espagnole.
aspect général. — La Catalogne comprend le quadrilatère formé par les Pyrénées orientales, la Sègre, l’Ebre inférieur et la mer. Ce trapèze, qui a 35 lieues de largeur moyenne sur 44 de hauteur, est entièrement recouvert de hautes montagnes. Qu’on se figure donc un entassement sans ordre et presque sans interruption de montagnes de première grandeur, entre lesquelles serpentent une infinité de gorges repliées en tous sens, étroites, profondes, et bordées de perpétuels escarpements ; puis, çà et là, quelques petites plaines dont les plus considérables avoisinent le littoral, et l’on aura une idée de l’aspect général de la Catalogne.
On devine ce que doivent être, dans une telle contrée, les voies de communication. Elles étaient alors (cet état de choses a notablement changé depuis) les plus mauvaises de l’Espagne, à ce point, qu’en exceptant la route de la frontière à Barcelone et celle de Saragosse à Valence, il était vrai de dire que l’on ne circulait en Catalogne que par de longs et menaçants défilés ou par de périlleuses corniches, praticables aux mulets seulement.
Les rivières sont généralement guéables, mais sans ponts le plus souvent et toutes torrentielles; en sorte que les moindres pluies les exposent à des inondations si fréquentes, si subites, si terribles, que les communications sont sans cesse interrompues.
La configuration et la nature du sol interdisent les grandes cultures, et la province ne peut suffire à sa consommation, malgré l’activité catalane qui cependant supplée autant que possible, et quelquefois avec un rare bonheur, à la pénurie de ses produits agricoles. Car, au milieu des plus âpres rochers, on voit s’étayer, en longs gradins de verdure, des champs couverts de moissons, des prairies, des vergers; les plaines et le pied des collines doivent à un habile système d'arrosage une fertilité qui étonne; le littoral est planté d’oliviers, et l’on y récolte du vin en abondance.
Les bras qui ne sont pas nécessaires à une agriculture aussi restreinte, l’industrie les occupe : les montagnes abondent en charbons de terre, en minerais de fer et de plomb; les vallées sont parsemées de forges ; les pâturages, où l’on élève des chevaux aussi sobres qu’agiles, nourrissent des troupeaux nombreux qui alimentent à leur tour une abondante fabrication de cuirs et de tissus de laine.
On estimait alors que la Catalogne faisait à elle seule la cinquième partie des affaires commerciales de la Péninsule. Le cabotage de ses côtes est très-actif. Ces côtes, du reste, sont admirablement découpées pour cette sorte de navigation, et présentent, sur cent lieues de développement, une infinité de mouillages de toutes les classes, depuis les plus humbles criques jusqu’aux ports de premier ordre. Au commencement du siècle dernier, à la suite des malheurs qui accompagnèrent l’agonie delà maison d’Autriche, la province était réduite à 255,000 habitants. A la fin du même siècle, elle s’était relevée à 814,000. Elle compte aujourd’hui 1,300,000 âmes.
Les Catalans sont des hommes rudes, violents, exclusifs, pleins de fierté, possédés d’une soif démesurée d’indépendance, d’une intelligence rapide, durs à eux-mêmes, et capables des plus grandes choses. Le luxe des villes a réagi d’une manière fâcheuse sur leurs habitants, dans les classes élevées surtout; mais c’est parmi la population des montagnes qu’il faut admirer le développement de cette race vigoureuse, si singulièrement endurcie par ses habitudes nomades et l’ignorance des commodités de la civilisation.
C’est là qu’éclate, avec une âpreté de formes souvent choquante pour l’étranger, cet excessif amour d’eux-mêmes dont toute leur conduite et jusqu’à leurs traits portent la sévère empreinte, et qui donne à leur démarche, à toutes leurs manières, une apparence de dignité qui ne déplaît point.
Cet air grave est encore relevé par l’antique costume national, le bonnet phrygien, la veste de couleur tranchante, la culotte courte, la ceinture rouge, et la couverture étroite et longue jetée avec grâce sur les épaules.
aspect militaire — Mais attachons-nous à faire connaître ce qui importe surtout à notre sujet, l’aspect militaire de la Catalogne.
S’il arrive fréquemment que des provinces d’une certaine étendue sont traversées par quelques-unes de ces grandes nervures qui dessinent la charpente superficielle du globe, il est fort rare d’en rencontrer qui soient entièrement recouvertes de hautes montagnes ; du moins, l’Europe occidentale n’en a guère que trois exemples à citer : la Suisse, qui est un épanouissement des Alpes; le Portugal; et à l’autre extrémité de la péninsule hispanique, un large épanchement des Pyrénées orientales, la Catalogne. Ces terres exceptionnelles, ainsi fortifiées par la nature contre les agressions étrangères, sont en général des terres d’indépendance, comme le témoigne le rapprochement des noms ci-dessus. Aussi offrent-elles le plus grand intérêt au point de vue militaire. Sous ce dernier rapport, on va voir que la province qui nous occupe n’a rien à envier à celles que l’Europe met en première ligne.
Les montagnes de la Catalogne n’affectent aucun enchaînement bien régulier; néanmoins, elles peuvent être rattachées aux quatre grands contre-forts pyrénéens qui séparent les bassins des cinq principales rivières du pays : la Sègre, le Llobregat, le Ter, la Fluvia et la Muga. Ces crêtes de partage sont les véritables lignes de défense de la Catalogne; car on ne saurait donner ce nom aux torrents, de régime si variable, que nous venons de nommer, lesquels ne servent en quelque sorte qu’à délimiter les pieds des montagnes qui les encaissent.
Disons donc que la Catalogne présente, face au nord et les unes derrière les autres, cinq grandes lignes de défense qui, toutes, se rattachent à la première, c’est-à-dire aux Pyrénées, et vont, en s’enveloppant successivement du nord-est au sud- ouest, aboutir à la mer.
Cette disposition semble livrer ces bases de résistance au danger d’être tournées; de plus, elle paraît exiger l’extension du cordon de la défense, alors que celle-ci doit se resserrer.
Mais ces défauts, plus apparents que réels, sont largement compensés par la progression en hauteur et en âpreté que suit la chaîne pyrénéenne, à mesure que ses contre-forts, s’enracinant plus à l’ouest, prennent plus de développement, et que l’inclinaison sur la ligne frontière des vallées qu’ils interceptent devient plus menaçante. Ainsi, la Muga est, par son orientation, peu à craindre comme rampe pour descendre des crêtes dans l’intérieur du pays. La Fluvia, qui enveloppe la Muga, prend sa source dans une région bien difficile à aborder quand on vient du nord, tandis que la partie de son cours qui se développe parallèlement à la frontière, passe pour la meilleure des lignes de défense de la Catalogne, à condition toutefois que le Ter soit bien gardé. Le Ter, en effet, qui coule d’abord du nord au sud, serait fatal aux Catalans, s’ils laissaient envahir cette première partie ; car, comme il tourne bientôt à l’est et va arroser Girone, il suffirait de continuer à descendre sa vallée, pour prendre à revers toutes les lignes qui précèdent. Mais la facilité de barrer cette haute gorge du Ter, étranglée qu’elle est entre des montagnes énormes, atténue bien les dangers qu’elle présente. Le Llobregat, qui vient ensuite, a son origine dans un inextricable réseau de montagnes confuses, et quand son bassin commence à se dégager, on touche à la sphère d’activité de Barcelone. Enfin, si la Sègre, ce cinquième grand cours d’eau de la province, qui enveloppe tous les autres, a franchement la direction d’une ligne d’invasion pour pénétrer au cœur de la Péninsule, en revanche, le relief et la continuité des montagnes qui l’encaissent en font un perpétuel et formidable défilé. Telle est même la puissance du contre-fort qui accompagne la rive gauche de cette longue rivière, qu’on le prendrait, ce contre-fort, pour la continuation de la grande chaîne plutôt que pour une branche qui en est détachée. C’est une ceinture qui, au besoin, servirait à la Catalogne de frontière contre l’Espagne.
A ces lignes naturelles de défense, l’art est venu ajouter ses ressources ; car le pays est hérissé de places fortes.
Roses défend, près de l’extrême frontière, une baie magnifique; Figuières, Girone, Hostalrich, sont échelonnées sur la route de Barcelone, et Cartellfullit et Olot, sur le cours de la Fluvia; Cardone est un précieux réduit au milieu de la solitude des montagnes du Llobregat ; Barcelone, place de premier ordre, se présente comme un immense dépôt en troisième ligne, puis viennent, en quatrième, Tortose et Tarragone. On pourrait encore énumérer, après un assez grand nombre de postes réputés militaires, une multitude de bourgs et de gros villages que l’inquiète prévoyance des habitants d’un pays ravagé par tant de désastreuses querelles, a spontanément entourés de murailles défensives.
Tout est si bien disposé pour la guerre, en Catalogne, qu’il n’est pas jusqu’à la pénurie même des choses dont manque cette province véritablement prédestinée, qui ne concoure à sa défense. Ainsi, l’exiguïté de ses ressources en vivres et en fourrages est un de ses plus puissants auxiliaires. On peut même avancer, ce qui est du reste surabondamment prouvé par l’expérience, que, de tous les innombrables moyens de résistance accumulés dans ces montagnes, le plus redoutable, c’est la difficulté d’y subsister. Vauban disait : Si une armée ne veut mourir de faim en Catalogne, il faut qu’elle soit maîtresse du bas Ebre, ou que la mer s'en mêle; et tous les généraux qui, depuis l’illustre maréchal, ont fait la guerre dans cette contrée, Suchet, Saint-Cyr, Wellington, pour ne citer que les dernières, ont répété cette assertion.
Tant de circonstances favorables au développement de l’esprit militaire devaient porter leurs fruits. Quoi, en effet, de plus propre à éveiller et à nourrir le génie de la guerre, que cette situation à l’une des portes d’un riche empire si souvent convoité ? que l’aspect de ces imposantes barrières si faciles à défendre ?
Aussi les instincts belliqueux du Catalan portent-ils une empreinte toute particulière. Chez lui, le goût des armes est inné et leur usage passe dans les premières habitudes de la vie.
Au premier signal, chaque homme en état de porter un fusil est debout. Immédiatement, la jeunesse se forme en compagnies franches qui vont, sous le nom de Miquelets, grossir l’armée régulière.
Détail de l'illustration [n.d.l.r.]
« Ce corps levé en Roussillon par Ordonnance du 12 Février 1744 est composé de 1200 hommes, 50 hommes par compagnie sans les officiers, l'uniforme est casaque bleue de Roy, paremens, collet, doublure et veste écarlate, le tablier bleu, bordé de rouge, culotte très large de toile, les espadrilles, ou chaussures, sont de corde entrelassée avec un ruban bleu, chapeau bordé d'argent ; leurs armes sont, escopette de 5 pieds de long, 2 pistolets et une bayonnette au côté.»
Le reste de la population attend que le danger presse, que ses foyers soient envahis, pour s’organiser en Soumatens. C’est la levée en masse. A l’appel du tocsin, dont le nom caractérise ces terribles soulèvements (dans la langue du pays, Soumaten et tocsin sont synonymes), les habitants de chaque paroisse abandonnent leurs toits, enterrent leurs grains, replient leurs troupeaux, et vont, leur curé en tête, occuper quelque position menaçante, mais dans le voisinage seulement et en vue de leurs clochers; ou bien, ils courent s’entasser dans quelques-uns de ces bourgs renommés parmi eux, chétifs réduits que la nature, quelques pans de murailles, mais, par-dessus tout, leur indomptable courage, transforment en citadelles improvisées.
historique. — Aussi la Catalogne est-elle une terre classique de combats et de révoltes, et pouvons-nous résumer toute son histoire dans le tableau des sanglantes et mémorables luttes qu’elle a soutenues sans interruption pour son indépendance, depuis les temps les plus reculés.
On sait les amers déplaisirs que causèrent à leurs premiers conquérants, aux Carthaginois, aux Romains surtout, ces redoutables montagnards. On se rappelle 1 qu’ensuite, lorsque le flot des barbares pénétrait à la fois par toutes les brèches de l’empire d’Occident, toujours il rencontrait aux Pyrénées orientales une digue insurmontable; que c’était en s’écoulant le long de la chaîne, vers l’ouest, que seulement il trouvait des issues pour faire irruption en Espagne; et qu’enfin, c’était le plus souvent après avoir inondé la Péninsule, qu’il venait à revers se heurter, quelquefois se briser contre l’écueil de la Catalogne.
Un moment enveloppés dans l’ouragan qui, des côtes d’Afrique aux crêtes des Pyrénées, emportait avec la rapidité de la foudre la domination énervée des barbares du Nord, l’indomptable province, après soixante ans à peine d’une indocile sujétion, bravait le sabre musulman sous lequel la Péninsule devait se débattre encore pendant huit siècles.
Il est vrai qu’on avait invoqué et reçu, contre les infidèles, l’appui de Charlemagne, appui qui avait ses dangers, car que de fois la reconnaissance a perdu l’indépendance des nations! Mais, la reconnaissance des habitants de la Catalogne pour le nouvel empereur d’Occident, n’endormit pas même un instant leur jalouse vigilance, et ces fiers protégés ne consentirent à reconnaître les comtes de Barcelone, institués par leur tout-puissant libérateur 2, qu’après qu’on leur eût garanti les plus larges franchises.
Et si, plus tard, ils consentirent à se laisser gouverner par les rois d’Aragon, ce fut encore et seulement après conditions faites, qu’ils ne salueraient dans ces rois que des comtes de Barcelone, et qu’en surcroît de leurs antiques privilèges, ils cumuleraient ceux de ce royaume d’Aragon déjà si singulièrement libre au milieu de l’esclavage général de l’Europe 3.
Encore, impatients de ces légères entraves, cherchèrent-ils bientôt à s’y soustraire, en se donnant carrière sur la Méditerranée où ils trouvaient un champ plus libre. C’est ainsi qu’au moyen âge, les Catalans devinrent des navigateurs en renom, qui portèrent sur toutes les côtes lointaines leur inquiète et dévorante activité.
Au sortir de cette période, au seizième siècle, il fallut bien faire quelques concessions aux souverains qui, reprenant dans le monde le rôle des Romains, aspiraient à la monarchie universelle et avaient aux portes de la Catalogne le centre d’une domination qui enserrait les deux hémisphères.
Mais ni les victoires de Charles Quint, ni l’ombrageuse et tyrannique ambition de Philippe II ne purent déraciner les franchises de ce petit peuple, qui sut ainsi résister aux séductions de la gloire et de l’esprit de conquête. Toutefois, à l’épreuve de ces séductions, il manqua la plus délicate, la plus dangereuse : la monarchie espagnole négligea de faire sur ces rudes vassaux l’essai de ses munificences, des hauts emplois, des riches faveurs qui s’arrêtaient autour de Madrid et comblaient la molle et complaisante Castille. Celle-ci, en retour, abdiquait son reste d’indépendance, et pliait sous le joug dégradant de l’inquisition, pendant qu’on brûlait les inquisiteurs dans les provinces de l’Est.
Alors, quand à une vieille et dédaigneuse aversion de race, dont la population catalane avait toujours poursuivi les Castillans, quand vinrent s’ajouter les brûlants griefs de la jalousie et des intérêts méconnus, la mesure fut comblée, et la haine de ces cœurs ulcérés éclatant en révolte, ils se donnèrent à la France.
Mais les habitudes conquérantes de leurs libérateurs allaient mal à un si chatouilleux orgueil; ils rappelèrent leurs anciens maîtres.
Toutefois, bientôt fatigués de ceux-ci comme des autres, et cependant trop faibles pour se retrancher en eux- mêmes, ils adoptèrent le rôle d’une constante irrésolution, trompant, pour leur échapper sans cesse, les espérances de chaque parti, et se cabrant toujours à l’approche du frein. Les âmes ardentes et tourmentées sont infidèles à leurs haines de la veille comme à leurs capricieuses alliances du lendemain : c’est la date du grief qui fait pencher la balance. Telles étaient, entre les exactions des préteurs de Madrid et les violences des garnisons françaises, les oscillations des Catalans, jusqu’à ce qu’un roi français, appelé par la Castille, vint leur fournir l’occasion de confondre leur double haine.
De là l’origine de cette résistance désespérée à la maison de Bourbon, qui fit pendant quelques années l’étonnement et l’admiration de l’Europe, résistance où les privilèges de la Catalogne subirent un dernier et douloureux naufrage, si douloureux, que les victimes ne l’avaient pas encore pardonné au nom français, quand éclata la révolution.
Cette révolution, dans son avidité de propagande, pouvait désirer faire de la Catalogne une république indépendante et se créer ainsi, au delà des monts, un arsenal politique dans une place d’armes. Mais le Comité de la Terreur avait bien d’autres soucis, sans se préoccuper de ces questions lointaines, et les thermidoriens étaient beaucoup trop pressés de donner à l’Europe un gage de modération en accordant à l’Espagne vaincue une paix généreuse, pour aborder une question que n’avaient pas même effleurée leurs entreprenants devanciers. Les missionnaires de la révolution obtenaient bien quelques succès à Barcelone et sur le littoral ; mais, comme la tendresse des Catalans pour la liberté n’est, au fond, qu’un amour exclusif pour l’indépendance absolue, s’ils goûtaient nos principes, c’était pour les traduire à leur manière, et ils n’en étaient pas moins disposés à repousser la main qui les leur apportait. En vain Dugommier, dont l’imagination se laissait parfois emporter aux généreuses illusions de son cœur, en vain espérait-il se les attacher par son respect pour le culte et les propriétés : un peuple adorateur de la force, appelle la modération faiblesse, et s’il a, comme celui-ci, la passion de l’indépendance, le drapeau de la fraternité n’est jamais à ses yeux que le drapeau de la domination étrangère.
Aussi à peine les Catalans virent-ils leurs foyers menacés, qu’ils se soulevèrent avec un ensemble vraiment formidable et une confiance qui, du reste, faisait plus d’honneur à leur patriotisme qu’à leur jugement ; car n’allèrent-ils pas jusqu’à hasarder à Madrid l’étrange proposition de se charger seuls de la défense de leur territoire contre la république victorieuse !
L’armée française, en pénétrant en Catalogne, allait donc avoir affaire, non-seulement aux troupes du roi d’Espagne, mais à une vaste et belliqueuse province qui, elle aussi, se levait pour sa nationalité.
1Voir l’introduction du 1" volume : « Des guerres anciennes dans les Pyrénées orientales , » p. 7 et suivantes
2Pour mieux résister aux Arabes, Charlemagne réunit sur la tête d’un de ses vassaux la Catalogne et tout le littoral de la Méditerranée jusqu’aux bouches du Rhône. Mais après la mort de l’empereur et de son fils, un héritier du vassal, au lieu de faire la guerre aux infidèles, la fit aux chrétiens, et, voulant s’agrandir au nord, alla assiéger Toulouse. Ce fut alors, en 860, que Charles le Chauve subdivisa ce fief en deux parties séparées par les Corbières. Le choix de cette frontière fut une grande faute, qui ne devait être réparée que huit siècles plus tard par Richelieu.
3C’est l’Aragon qui fut, en Europe, le premier état constitutionnel.